3. Langage, références et libertés

a)Langage

Contrairement à certaines chansons, cette suite comporte peu d’éléments de japonais classique. Dans Akki Hôgan, un seul passage, le pont, marqué par la prise de parole de la chanteuse, comporte des éléments purement classiques. On trouvera les mêmes structures dans les deux autres œuvres. J’ai relevé ici une de ces spécificités : deux adjectifs déclinés en ki () et non en i () : kuraki, « sombre » (昏き) et kuroki, « noir » (黒き).

Je relève également, tout le long de la chanson, un certain nombre de termes peu courants. Il se trouve que la plupart d’entre eux suit un principe simple : il est d’usage, dans les chansons, d’éviter les hiragana ou de forcer la lecture d’un kanji selon le bon vouloir du parolier. Ces compositions sont autant faites pour être écoutées que pour être lues. Ainsi certains termes prennent-ils, selon la graphie utilisée, des connotations légèrement différentes du terme ordinaire, en une sorte d’effet de style.

Par exemple, 現世, « ce monde », se lit d’ordinaire gense. Les paroles imposent de le lire présentement konoyo, ce qui peut lui donner une connotation légèrement différente. Kanata, « au-delà » (彼方), lui, est écrit en kanji sans nécessité particulière. En revanche, prononcé shishi, au sens de gibier, est bien désuet et dénote une volonté d’expression archaïque.

Ainsi Onmyo-za utilise-t-il les codes habituels de la musique japonaise actuelle, en y glissant quelques mots désuets. C’est un élément auquel il faudra prendre garde lors de la traduction.

b)Références et libertés

Nô, le regret du guerrier

Les trois chansons présentent clairement des références au nô : des contenus évoquant l’au-delà (comme le titre de la troisième chanson : Raise Kaikô1), un monde qui paraît être celui des songes (comme peut l’indiquer le titre de la deuxième chanson, Muma Enjô2), le ton extrêmement sentencieux.

Ajoutons de façon évidente que le choix de cette ambiance théâtrale pour une chanson n’est certainement pas un hasard. On l’oublie souvent, le nô comporte davantage de pratiques et de théories du chant et de la danse que du théâtre tel qu’on le conçoit en Occident. Qui plus est, les échanges entre les deux chanteurs sont plutôt libres, n’impliquant pas forcément un changement de personnage, donc de dialogue. On peut ainsi faire une analogie de plus au nô, où chaque personnage peut être amené à chanter ce qu’exprime un autre.

Les nô de guerrier se divisent en trois parties. La première met en scène un voyageur, religieux de statut, et un individu local qui raconte de façon précise les événements liés aux lieux. Puis, le mystérieux personnage disparaît après avoir révélé sa qualité de fantôme errant. Un second intervenant vient rappeler au spectateur le contexte, en général de la bataille qui s’est déroulée en ces lieux. Le bonze retrouve ensuite le personnage historique, cette fois sous sa réelle forme de fantôme, en habits de combat, qui lui raconte à nouveau, avec force détails, ses aventures. La pièce se finit sur la disparition du spectre, délivré de l’errance par les prières de son interlocuteur.

On retrouve le même schéma avec Kumikyoku Yoshitsune, qui se déroule en trois temps. Le premier, fort, évoque le combat. Le deuxième lui fait écho et décrit de façon plus précise certains événements. La scène a en partie lieu dans les rêves de Yoritomo, hanté par Yoshitsune qui souhaite obtenir sa compassion. Enfin, la dernière chanson, une ballade, montre une certaine résignation, un rejet du monde que l’on peut comparer à la prière salvatrice du moine.

Il existe en réalité peu de nô mettant en scène Yoshitsune sous forme de revenant, et je n’ai pas trouvé d’autre pièce que Yashima3 sur laquelle me baser. Celle-ci se rapproche beaucoup de la chanson mais présente suffisamment de différences pour faire penser à une simple inspiration du nô, entre autres. Onmyo-za a en effet un goût prononcé pour cet art : il a produit plusieurs chansons y faisant directement référence.

Il me semble que, pour Akki Hôgan, le groupe a choisi d’utiliser les codes du nô sans s’inspirer d’une pièce existante. En effet, dans Yashima4, Yoshitsune apparaît à un moine pour lui raconter d’abord la fameuse bataille. Puis il lui dépeint ses combats dans l’Ashura. La plupart des spectres des nô de guerriers sont prisonniers de cet enfer, incapables de se départir de leur regret et condamnés à se battre sans fin contre leurs ennemis.

Ici, on peut voir transparaître le regret de Yoshitsune de n’avoir pas pu s’expliquer avec son frère. On rappelle que Yoritomo, influencé par certains rivaux du héros et inquiété de sa popularité, décide de le faire tuer. Yoshitsune parvient à s’enfuir jusqu’au nord du Japon où, après de nombreuses péripéties, il finit par mourir. On peut noter que, malgré les tentatives de Yoshitsune de contacter son frère afin de s’expliquer avec lui, Yoritomo n’a jamais voulu l’entendre. De cet élément déroutant vient certainement le thème de Akki Hôgan : Yoshitsune y explique son désir de reconnaissance vis-à-vis de son aîné, sa volonté d’obtenir un semblant d’amour de sa part, là où Yoritomo n’a été qu’indifférence.

Dans la fiction, Yoshitsune est un homme fidèle. Il n’a pas comploté contre son frère, il a voué sa vie entière au rétablissement de sa famille auprès du pouvoir. C’est ce qu’évoque cette chanson puissante, sensiblement calquée sur les frustrations qu’expriment les fantômes des nô de guerrier.

De plus, les personnages guerriers sont toujours retenus sous forme de spectres à cause de regrets profondément humains, et non prisonniers de leur désir de violence. C’est le cas pour Tomoe Gozen* qui, de façon analogue, est tourmentée, elle aussi, par l’absence de reconnaissance dont a soudain fait preuve son amant, lors de ses derniers instants.

Le personnage représenté de façon ponctuelle dans le clip correspond, le thème abordé dans la chanson est également celui de limbes peu accueillantes. Toutefois, la relation entre les deux frères semble tirée principalement de l’imagination du compositeur. De plus, le personnage principal animé dans la vidéo se trouve être sous l’apparence d’un esprit vengeur. L’on peut imaginer que le clip dépeint la transformation d’un fantôme pacifique en esprit courroucé… Quoi qu’il en soit, le groupe a visiblement en bonne partie inventé les regrets de Yoshitsune vis-à-vis de son frère.

Onmyo-za Hyakumonogatari, Heike et Gikeiki revisités5

Onmyo-za Hyakumonogatari* est une série de récits d’origine inconnue, très peu répandue6, ayant un but de mise en situation. A l’image de l’interlude servant à resituer l’univers d’un nô, ces introductions, lues à haute-voix, donnent de précieuses informations sur l’intention du compositeur. La jaquette du single comporte d’ailleurs une version courte de ce récit, mettant l’accent sur les relations complexes entre les deux frères7.

On trouve ainsi une introduction à Akki Hôgan, narrée par la chanteuse, le discours direct assuré par la voix masculine du groupe, et dont je propose une traduction ci-dessous.

Ecouter l’extrait : Onmyo-za Hyakumonogatari Akki Hôgan

Ayant subi une écrasante défaite à Ichi-no-tani, due à l’attaque surprise de Yoshitsune, les Heike avaient navigué sur la mer de la province de Sanuki et avaient fui à Yashima, où ils espéraient reconstruire leur armée. Les Genji, ne voulant pas les laisser leur échapper, les auraient poursuivis s’ils n’avaient pas rencontré des difficultés à se fournir des bateaux, et depuis, le temps s’égrainait en vain. Cette nuit-là, avec la pluie, le vent qui soufflait du sud avait tourné au nord et il poussa Yoshitsune vers la folie. A ses propres yeux, il s’agissait peut-être davantage de confiance que de démence. Cependant, avec une troupe d’environ une centaine d’hommes seulement, les bateaux frêles comme des feuilles au milieu de la mer déchaînée, il appareilla pour rejoindre les positions des Heike, à Yashima.

« Ne craignez pas l’orage ! Appareillez ! Ceux qui hésiteront seront tués sur le champ ! »

Frappés par un violent vent arrière, miraculeusement, à une vitesse divine, les troupes furent sur le territoire ennemi. Ainsi pris de court, comme à Ichi-no-tani, les Heike se retirèrent dans la confusion générale. La chute des Heike était imminente. Yoshitsune, dont les nombreux exploits guerriers, bien que miraculeux, auraient dû être loués, à cause des intrigues et tromperies de certains généraux, ainsi que de sa franchise et de son imprudence, fut rejeté par Yoritomo mais, au milieu de cette tourmente, il ne souhaitait pourtant qu’une seule chose.

« Mon frère ! Si tu le souhaites, je te donnerai tout ! En échange, je veux ton amour. »8

La traduction de ce texte permet d’obtenir de précieuses informations sur les inspirations du groupe. Le fait qu’il décrive en premier lieu la bataille de Yashima me fait toujours songer au nô éponyme.Yashima9 aurait donc en effet inspiré le groupe.

Je note cependant qu’il n’est évoqué de façon directe, ni dans cette introduction, ni dans la chanson, la mort du personnage. Aussi le doute reste-t-il entier, bien que la chanson perde de son sens si l’on omet celle-ci. On sait cependant que, dans certains récits japonais, il n’y a pas besoin de mourir pour se transformer en esprit maléfique…

Dans ce prélude transparaît également une bonne connaissance du Heike Monogatari10. Depuis les lieux de bataille, les descriptions précises, jusqu’à la réplique même, on constate des similitudes entre cette œuvre et ce récit.

En revanche, il faut aussi lire les préludes des deux chansons suivantes et en comprendre les paroles un minimum, pour se rendre compte qu’Onmyo-za, féru de ces références classiques, ne pouvait ignorer le Gikeiki11 義経記.

Les analogies étant nombreuses et le récit dense, je me contenterai de rappeler les péripéties de Shizuka. Célèbre concubine de Yoshitsune, la présentation des deuxième et troisième chansons l’évoque clairement : s’étant séparée de son amant, elle échappe à la mort, mais elle ne peut empêcher Yoritomo de faire assassiner son nouveau-né, fils de Yoshitsune. Elle meurt peu de temps après s’être retirée du monde. La troisième chanson de Kumikyoku Yoshitsune la met en scène.

Pour ce qui est de Akki Hôgan, on peut conclure qu’il s’agit d’une interprétation des sentiments de Yoshitsune face à son frère. Elle est mise en scène sous une forme très classique, riche en références délicates, repérables par de fins connaisseurs, à l’image du nô, mais libre de toute contrainte. Le compositeur utilise massivement la musique pour exprimer une tension dramatique extrême et, usant de ces procédés ancestraux, crée un équilibre entre les références existantes et sa propre imagination.

1Onmyo-za 陰陽座, op. cit. (Rencontre fortuite dans l'au-delà)
2Onmyo-za 陰陽座, op. cit. (Cauchemar embrasé)
3« Nō enmoku jiten : yashima, arasuji midokoro » 能・演目事典:八島/屋島:あらすじ・みどころ (Base de données du Nô : yashima, résumé et temps forts) », [http://www.the-noh.com/jp/plays/data/program_019.html]. Consulté le3 janvier 2014.Et en annexe p.7
4Ibidem.
5Le lecteur est invité à consulter cette partie dans le blog ou le CD pour écouter l'extrait traduit ci-dessous. (Chemin : II. Les chansons/A. Kumikyoku Yoshitsune Akki Hôgan/3. Langage, références et libertés)
6« 脳内無霊 ». C'est sur un forum de fans que j'ai découvert le lien vers ces enregistrements, la page wikipédia japonaise ne faisant mention que de l'émission de radio durant laquelle ces récits ont été lus :『HOT ROCKIN'』(NACK5、2004年4月~2011年3月 黒猫、瞬火のみ)Annexes p.11-12
7Annexe p.10
8 陰陽座百物語 第参話「義経」
一谷で義経の奇襲により大敗を喫した平氏は讃岐の海に浮かぶ屋島に逃れ軍の再建を計っていた。逃さじとばかりに殺到した源氏は船の入手などに手間取りいたずらに時が貪られていた。その夜雨を伴って南から北へと転じた風は義経を狂気へと駆り立てた。義経自身にしてみれば 狂気などでは無く寧ろ確信であったかも知れない。しかし 手勢僅か百騎余り荒ぶる海の中では木の葉にも等しい程の船を出し平氏の拠点屋島を目指した。
 「嵐を恐れるな!船を出せ!尻込みする者はこの場で斬り捨てる!」
 猛然たる追い風を受け奇跡的にその軍勢は神懸り的な速度で敵地へと臨んだ。結果虚を衝かれた平氏は一谷同様這這の体で退却を余儀無くされる。平氏の没落は目前に迫っていた。奇跡的とは言えその多大なる戦功を賞されてよい筈が諸将の謀略と欺瞞そして本人の純粋さと軽率さによって兄頼朝から裏腹に疎まれるばかりの義経はその渦中になっても尚 たった一つの事を望み焦がれていた。
 「兄よ!望むならばその渾てを私が呉れてやろう!その代わりに私は貴方の愛が欲しい」
« 脳内無霊 », op. cit.
9« Nō enmoku jiten : yashima, arasuji midokoro » 能・演目事典:八島/屋島:あらすじ・みどころ(Base de données du Nô : yashima, résumé et temps forts) », op. cit.
10Le Dit des Heiké, trad. René Sieffert, Paris, POF, 1978, 546 p.
11Yoshitsune: A Fifteenth-century Japanese Chronicle, op. cit.

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